L’art brut existe-t-il ?

Article par Myriam Lajmi et Marie Oulion

Le 20 juillet, s’est déroulée au Cin’étoile à Saint-Bonnet-Le-Château, la soirée évènement autour de l’art brut, avec au programme une exposition des œuvres de l’artiste Vladimir, une conférence de Luis Marcel et la projection du film André et les martiens réalisé par Pascal Lespinasse.

 

Vladimir
Crédits – Luis Marcel, Vladimir

Pascal Saint-Vanne dit Vladimir est autiste et schizophrène. Maltraité par une mère qui le bâillonnait quand, enfant, il hurlait faute de pouvoir communiquer autrement, cet artiste dans l’âme, âgé aujourd’hui de 50 ans, peint depuis son plus jeune âge des œuvres très puissantes, la plupart étant des autoportraits ou des représentations maternelles.  Pour l’occasion, dix-huit pièces de la collection du musée de l’Art en marche à Lapalisse ont été présentées au public. Une collection poignante, qui interpelle. Qu’on adhère à cette peinture toute en tension ou qu’on la déteste, elle ne laisse pas indifférent.

Vladimir a été découvert par Luis Marcel, galeriste indépendant et décalé, amoureux des artistes d’art dit « brut », fondateur de l’association « L’art en marche ». Luis Marcel a ouvert le Musée de l’art brut de Lapalisse en 1997, musée dans lequel il a longtemps exposé une imposante et magnifique collection d’art brut.

Le parcours de Luis Marcel n’est pas rectiligne. Il est dans un premier temps professeur de sculpture. Mais « bien trop anarchiste pour enseigner aux Beaux- arts », il s’occupe d’adolescents en rupture comme ergothérapeute. Il les oriente vers les Compagnons du devoir, ce qui permet à nombre d’entre eux de se réinsérer. C’est par ce biais qu’il va rencontrer et s’intéresser à des créateurs d’art brut. Il deviendra cet acteur important qui va permettre à nombre d’entre eux d’être exposés, et de vendre. Il explique que l’art brut et ses créateurs – qui n’aiment pas être appelés « artiste » –  restent encore aujourd’hui dans l’ombre du marché de l’art.

« C’est un art populaire, l’art de tout le monde, pour tout le monde » Luis Marcel

Pour Luis Marcel, l’art brut, « c’est l’imagination associée à la pulsion créatrice dans sa forme la plus libre ». Cette combinaison, comme le souligne Luis Marcel, ne date pas d’aujourd’hui, que l’on regarde « les dessins des hommes préhistoriques ou qu’on pense à ces soldats qui, pour briser l’attente dans les tranchées pendant la première guerre mondiale, créaient de petits nécessaires de couture pour leurs fiancées, leurs mères, manière de supporter l’atrocité de ce qu’ils vivaient alors. »  Pour Luis marcel, l’imagination est un « canalisateur » qui permet de supporter l’insupportable.

La controverse –  L’art brut existe-t-il vraiment ? 

Pour répondre à cette question remontons à l’origine. En 1922, le psychiatre et historien d’art allemand Hans Prinzhorn publie Expressions de la Folie, un livre sur l’exploration des limites entre l’art et la psychiatrie, entre la maladie et l’expression créatrice. Cet ouvrage est illustré par quelques-uns des dessins et des peintures de la collection d’Heidelberg, laquelle réunit plus de cinq milles œuvres exécutées par près de 450 personnes ayant des troubles mentaux.
Ses travaux bouleversèrent le regard de tous sur ce qui était surnommé « l’art des fous » au début du vingtième siècle. A cette époque la production artistique des malades mentaux était simplement considérée comme les traces de la dégradation de la santé mentale des patients. Prinzhorn y a vu au contraire l’expression de la partie saine des malades. Suivant l’hypothèse que toute expression est une mise en forme pour communiquer, la notion de langage peut être étendue à toutes les formes d’expression. L’œuvre de Prinzhorn marque la fin d’une exclusion, même si la plupart des spécialistes de la maladie mentale et de l’art continuèrent à n’avoir pour cette œuvre qu’un intérêt très limité.

En 1945, le peintre Jean Dubuffet dépose le terme « art brut ». Par ce terme, Dubuffet désigne l’art produit par des autodidactes travaillant en dehors des normes esthétiques convenues, des marginaux qui se mettent à l’écart pour créer. Il est question de spontanéité inventive libéré du joug d’une asphyxiante culture.  Dubuffet a fait quelques études d’art, mais reste vigoureusement opposé au conditionnement culturel conventionnel grouillant de références académiques qui régentait la scène artistique, il reste un autodidacte.

L’art des marginaux a été nommé de beaucoup de façons, au fil des années, raw artoutsider art, art singulier, folk art*, mais toutes ces dénominations ramènent à la même définition : « œuvres ayant pour auteurs des personnes étrangères aux milieux intellectuels, le plus souvent indemnes de toute éducation artistique et chez qui l’invention s’exerce, de ce fait, sans qu’aucune incidence en vienne altérer la spontanéité. » Jean Dubuffet.

L’auteur de l’œuvre « d’art brut »se situe hors du système de l’art. De ce fait, il tire ses sujets, ses choix de matériaux, sa technique, de ses propres impulsions, sans souci de se conformer à une quelconque esthétique artistique. On obtient alors une création dans sa forme brute, primaire. L’auteur ressent un besoin de créer avant tout pour lui-même, sans avoir la conscience d’être artiste ou de « faire de l’art ». C’est la nécessité de s’exprimer, de laisser libre cours aux fantasmes ou aux émotions qui est le moteur.  Le créateur ne s’exprime pas pour parler à un public, à un marché, mais simplement pour le plaisir ou la nécessité de communiquer.  Cela ne veut pas dire qu’il n’aime pas partager avec un public. Bien au contraire, ces artistes sont – comme tout un chacun – heureux d’être reconnus et de vendre quelques tableaux. Individus souvent cassés par la vie, ils trouvent un bonheur intense dans le travail de création, et quand un public s’intéresse à eux, une fierté qui les aident à vivre, petite revanche sur une existence souvent très difficile.

Luis Marcel reconnait en Jean Dubuffet un excellent peintre et un vrai philosophe, mais lui reproche de s’être approprié la découverte de cet art des marginaux en déposant le terme art brut comme s’il lui appartenait. Pour résumer la controverse, Luis Marcel considère que, Dubuffet, en déposant le terme, s’est donné le monopole de l’art « brut », comme si c’était son œuvre. Il considère que Dubuffet a cherché à garder l’emprise sur le concept et le marché de l’art « brut », mettant des obstacles à l’exploitation commerciale des œuvres lui appartenant, soumettant leurs prêts à certaines conditions, et interdisant l’utilisation de l’appellation art brut. (*)

 

Aujourd’hui, les choses ont bien changé. De outsider, l’art « brut » est devenu « tendance », et à mesure que sa cote a crû, on a vu l’art brut se perdre dans un flot de références, et ses conditions de création se démultiplier. Il n’est plus nécessaire d’être schizophrène ou autiste pour faire de l’art brut, il suffit de le revendiquer. On le retrouve sur le même plan que les autres champs artistiques, on parle d’écoles d’art brut, d’art brut contemporain, de classiques de l’art brut. Il a été intégré – pour une part – au système.

Et pourtant, on peut avancer, avec Luis Marcel, qu’aucun marché n’empêchera l’émergence de créations dites art brut. Les créateurs comme Vladimir ou Mary Cody, exposée à la Châtelaine, ne trichent pas, n’enjolivent rien, ils nous montrent avec sincérité leur vérité, une vérité parfois dérangeante, brutale pour le spectateur, mais entière et directe. C’est bien cette authenticité qui fait tout l’intérêt de ce qu’on appelle l’art brut.

Et si finalement, ce qu’on appelle l‘art brut n’existait pas ?  L’artiste Joe Coleman a déclaré « l’art est bon ou il est mauvais. C’est la seule chose qui compte ». Ce qui compte, ce n’est pas l’étrangeté des œuvres ou le vécu des artistes qu’ils soient malades, marginaux, ou inadaptés, ou simplement des individus ordinaires, mais c’est bien l’énergie brute -appelons la « émotion » – transmise aux spectateurs, une énergie qui se ressent et n’a besoin de rien pour être interceptée par le spectateur, ni de discours cryptiques, ni de notice explicative. Non, simplement, une énergie, un plaisir, une sensation, quelque chose qui donne au spectateur la délicieuse – et souvent dérangeante – sensation d’être intensément vivant.

 


Sources 
https://books.google.fr/books?id=VAQRCwAAQBAJ&pg=PT224&lpg=PT224&dq=dubuffet+monopole+de+l%27art+brut&source=bl&ots=5q5OrBQ4-g&sig=wYW5BeuWtkgSk54YBfI4iw8TXqc&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjqvYiqgazVAhWCIVAKHT2_DF4Q6AEIRDAE#v=onepage&q=dubuffet%20monopole%20de%20l’art%20brut&f=false

http://www.persee.fr/doc/pumus_1766-2923_2010_num_16_1_1560?q=reveler%20l%27art%20brute

http://naaba.fr/fr/outsider-art-existe-pas/

 

 

 

 

Auteur : regardssurblog

Regards Sur est une association Loi 1901, qui organise des événements autour des arts plastiques. Initialement créée à Lyon, puis installée pendant quelques années à Saint-Bonnet-Le-Château (Loire), région dans laquelle elle a organisé de nombreuses expositions estivales d'art contemporain, l'association Regards Sur... a continué son périple pour s'installer au Guilvinec en 2022. Au programme, la mise en place d'une résidence d'artistes (peinture, sculpture), et des expositions sur des lieux éphémères, avec une prédilection pour les arts modestes.

Une réflexion sur « L’art brut existe-t-il ? »

  1. Votre article est très bien.
    Le dernier paragraphe ouvre des perspectives et permet également de regarder les choses de manière plus décontractée, au delà des batailles de chapelle : art brut, art contemporain, folk art,… Les catégories aident à penser mais heureusement les frontières sont floues.
    Et parfois, certains font n’importent quoi et se réfugient derrière l’étiquette « art brut ou outsider ».

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